Je suis certaine, chers nomades, que vous avez été, vous aussi, confrontés à cette grande et complexe question.
J’ai longtemps pensé que c’est mon intarissable curiosité, cette impatience de découvrir la nouveauté, de tout genre, qui me poussait vers l’aventure. C’était le cas lors de mes premiers périples : je voulais voir du pays, fouler des contrées étrangères.
Puis, un jour, allongée sur une plage isolée de Mazunte, durant un voyage en solitaire sur la côte ouest mexicaine, cette vision du voyage a changé, à tout jamais. J’étais sur le point de rencontrer l’humanité, celle contenue dans chaque histoire de vie qui, une fois révélée, laisse des traces sur la nôtre.
Un californien, cheveux longs et cendrés, peignés par l’eau saline et les vagues, m’invite pour une balade à la Punta Cometa. J’accepte l’invitation, sans me poser une seule question, sans hésiter; je suis entre bonnes mains, c’est mon instinct qui me le dicte. Et puis, en voyage, il est plus aiguisé, il refait surface parmi les couches de rationalité que le quotidien a placées sur notre spontanéité.
Joey ouvre le chemin, il caresse des bouts de cailloux poussiéreux qu’il a amassés le long des falaises, puis remercie chaque arbre qu’il croise, en posant ses lèvres abîmées par le soleil sur leur écorce; thank you brother, murmure-t-il en souriant. Joey, avec ses pouvoirs sensitifs que je ne comprends qu’à demi à l’époque, sent que tout est relié, que chaque rencontre, chaque geste, trace doucement notre chemin sur Terre.
Joey me parle de sa vie de nomade, de son amour pour le Mexique qu’il habite depuis maintenant six ans, assis sur un gros rocher sur lequel nous avions grimpé, sans trop savoir comment nous allions en redescendre. Nous sommes restés ainsi durant des heures, éclaboussés par la mer en furie, attendant que la marée soit descendante pour quitter notre perchoir. Je l’ai écouté me parler de son parcours, mais surtout de la vision qu’il en avait, du sens qu’il lui donnait.
À chacune de ses pensées que je capturais, je prenais conscience de l’impact que celles-ci avaient sur ma propre existence. Je leur avais laissé l’espace nécessaire pour qu’elles résonnent en moi; c’est là que j’ai compris la richesse des rencontres de voyage, c’était la première fois, le commencement.
En soirée, Joey m’invite à une cérémonie qui aura lieu au sommet de la montagne, puisque c’est la pleine lune, puisqu’il est grand temps pour moi de renaître, de changer de peau. Il m’invite, même si le tout reste plutôt discret; on ne veut pas trop de touristes. Comme j’y suis conviée par Joey, j’y serai la bienvenue.
Sur la plage, vers minuit, lui et quelques autres personnes m’attendent, flambeaux à la main pour éclairer la randonnée atypique que nous nous apprêtons à faire. Le décor est tout simplement magnifique; la lune qui danse sur la mer, les étoiles, la lueur de nos torches sur les cactus, le craquement de nos pas dénudés sur le sentier aride, l’odeur de la terre qui se mêle à celle du patchouli qui émane de nos corps.
Au sommet, un chaman, en pagne révélateur, nous attend près d’un feu de joie, chantant, dans un langage que je maîtrise à peine, son amour des éléments; l’eau, les flammes, le vent et la terre. Il nous entraîne dans une danse physique et saccadée, apparemment pour préparer nos corps à vivre une petite mort de l’esprit. Joey me sourit, voyant ma perplexité et mon manque d’assurance, les barrières de la langue m’enfermant dans mes peurs. Il me murmure à l’oreille discrètement : « Gaby, let it go, trust yourself… ».
La confiance en soi, en l’autre, est essentielle afin de « savoir saisir les opportunités pour ouvrir les occasions » (Michel De Certaux). Mais à l’époque, je ne le conçois pas encore tout à fait, je ne fais pas autant confiance à l’humanité comme je le fais aujourd’hui.
Le chaman, Miguel, s’accroupit à quatre pattes, puis avance lentement vers la hutte de sudation, le Temazcal. On entre, un à un, tels de jeunes enfants, vers ce ventre de toile et de bois. Je suis la trace de Joey, il est mon guide, mon ancrage pour ne pas trop me perdre dans les dédales de l’anticipation.
À l’intérieur, un cercle de braises diffuse une chaleur inconcevable pour le climat local, feu que l’on doit contourner minutieusement pour ne pas se brûler.
Une fois assis, Miguel forme un petit lac d’eau dans ses mains brunes qu’il jette avec vigueur sur le feu; pssssssssssssiiiiii! Il lance des prières sans Dieu, des sons gutturaux, tout en nous fouettant légèrement la peau à l’aide d’une branche de palmier. J’ai chaud, terriblement chaud, mais c’est plus que de la chaleur, ça transperce le corps, ça transcende les sens, je n’ai jamais éprouvé cela auparavant. Miguel entame un chant, on dirait un oiseau venu d’un autre monde que nous imitons tous, en harmonie, avec toute la puissance que nous possédons.
Puis, le silence, des bruits de sapements. On boit tous, dans une noix de coco, un liquide blanchâtre dont j’ignore la constitution; peu m’importe, je meurs de soif. À l’extérieur, des gens courent autour du Temazcal, frôlant la toile de leurs torches en flammes. Trop tard, c’est assez pour que mon esprit s’affole. Dans ma tête, un scénario complètement chimérique impliquant une mort collective par le feu. J’ai beau tenter de lâcher prise, de raisonner mon esprit vaporeux, cette idée revient toujours, avec son lot d’angoisses.
« I think I want to go out…. ». Miguel ne porte pas attention à ma requête, il chante plus fort. « I REALLY want to go out! ». Le garçon à côté de moi me retient le bras, me disant que je ne suis pas prête, ce serait comme vivre une naissance prématurée. « Hey! Je veux sortir! » Je pousse Miguel et son pagne végétal, un pied dans la braise, rampant pour sortir.
Je pleure, comme je n’ai jamais pleuré, mon corps enroulé sur lui-même sur le sol rocailleux : c’est si grand de venir au monde. J’entends Joey chanter, plus fort, je sais qu’il tente d’apaiser mes souffrances, à distance. Le rituel, quoi qu’avorté, a eu l’effet escompté; cette tendance à vouloir être maladivement en contrôle est morte, en cette nuit mexicaine.
Mes plaintes se sont calmées, doucement, sous la voûte étoilée que j’observais couchée dans un hamac. Joey apparaît, le visage dénudé de toute tension, on dirait qu’il a rajeuni de trente ans. Il me raconte tout ce qui se bouscule en lui, allongé près de moi, ma tête reposée sur sa poitrine. Nous ne sommes pas des amoureux, ni des amants, nous nous aimons universellement, c’est le terme que nous avons trouvé pour nous définir.
Arrivés sur la plage, nous enlevons nos vêtements, nos corps nus rayonnant sous les reflets de la lune. Je ris, plongeant parmi les vagues salées, sentant que mon corps ne possède plus le même poids qu’avant. Joey part quelques instants et revient avec des couvertures, nous dormirons à la belle étoile, côte à côte, pour conserver cette énergie paisible. Avant de sombrer dans le sommeil, il sort une petite paire de ciseaux et coupe l’un de ses dreadlocks qu’il me remet solennellement, comme symbole de partage. Il se déleste d’une partie de lui pour cacheter cette rencontre, ce métissage de nos êtres qui a créé quelque chose de nouveau en chacun de nous. Je coupe une de mes boucles à mon tour que je dépose dans sa main. Demain, je quitterai Mazunte, ce petit village côtier où je me croyais de passage pour trois jours à peine, mais où j’ai erré beaucoup plus longtemps, parce que j’y ai fait l’expérience de la rencontre.
Le lendemain, vers midi, plantée près de l’auberge de jeunesse, j’attends les camionetas, ces vieux « pickup » bancals qui me servent de transport depuis mon arrivée ici. Joey est à mes côtés, ma mèche de cheveux enroulée dans ses doigts terreux, avec son baluchon improvisé fait d’un vieux t-shirt et d’une branche sur son épaule.
Un nuage de poussière avance vers nous, propulsant des cailloux dans les airs: « Puerto Escondido! » AH! C’est le mien! Je m’élance vers Joey, les larmes aux yeux, pour une accolade maladroite, mon gros sac limitant notre étreinte. « Gabrielle, please, just give yourself the chance to live, to dream… » « I will, I promise… » , lui dis-je, le souffle court.
Avant de quitter, il me glisse un petit bout de papier dans ma poche: le nom d’un garçon qui pourra m’aider à trouver de l’hébergement à Puerto. Je prends place dans la boîte du camion et Joey disparaît dans la fumée, tout comme le petit village de Mazunte que je quitte le cœur léger et surtout avec cet espoir que provoquent les rencontres.
Je me souviendrai toujours de la plage incurvée de Mazunte, ça c’est inévitable, mais pas seulement pour la photo mentale que je m’en suis faite, mais bien à travers les yeux verts et jaunes de Joey, grâce à ces instants d’humanité que nous avons vécus ensemble. Parce que Joey a su s’immiscer dans ma mémoire, dans cette brèche qui fait de moi un être humain, en me racontant sa vérité.
Un grand homme élancé aux cheveux et aux yeux noirs, planche sous le bras, me regarde avec curiosité, puis s’assoit dans le sable à mes côtés sur la plage de Puerto. « Hi, I am Diego! » Il a dû croire que j’étais complètement confuse et déshydratée en raison de mon air déconcerté. Sans lui dire un mot, je lui tends le papier sur lequel il était inscrit : « Ask for Diego the surfer on the beach, you will find him. Joey xx ». Le reste va de soi. Il me présente à une foule de gens sur place, me trouve une chambre dans une pension fleurie près de la plage où une vingtaine de surfeurs logent à un coût risible et où la fête ne nécessite pas de prétextes très élaborés. C’est ainsi que mon voyage se profila, au fil de mes rencontres improvisées, me permettant de vivre des expériences inusitées.
Ce fut le commencement, les voyages qui ont suivi avaient tous cette vision: me laisser porter par les rencontres, croire en leur pouvoir.
Grâce aux rencontres, je fais ma maison partout, accrochant mes racines au terreux des liens tissés le long de la route.
J’ai pu surmonter une foule d’épreuves propres au nomadisme, parce que je savais, au fond de moi, que j’allais trouver de l’aide, des opportunités, grâce aux personnes qui seraient placées sur mon chemin. Rencontrer crée une vague pour que l’on puisse suivre le courant de façon spontanée. Si je ne m’étais pas permise cette ouverture à l’autre, j’aurais manqué tant de choses, croyez-moi.
Je n’aurais pas dormi dans une maison de hobbit sur l’île de Mull, pêché la morue avec un septuagénaire à Terre-Neuve, chassé les icebergs sur le quad d’un parfait inconnu, vécu dans une yourte au creux des Highlands, découvert une citée abandonnée au cœur de l’île de Naxos, et j’en passe…
Si je n’avais jamais rencontré Joey, sur cette plage, serais-je en train de réaliser mon rêve? Aujourd’hui, je vis mon idéal d’écrire ce que la parole des gens exprime, en laissant une trace de leur histoire éphémère et de l’impact qu’elle a eu sur la mienne.
C’est là où tout a commencé, le reste est arrivé, naturellement. Le domino des rencontres n’a jamais arrêté depuis, me menant d’une expérience à une autre.
La rencontre provoque, transforme et nourrit et c’est pour cela que j’ai tant envie de voyager, toujours…
Pour connaître mon projet littéraire, mariant voyage et rencontres intergénérationnelles: Simone et tous les autres
Article rédigé par Gabrielle Coulombe.
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