Je viens d’avoir trente ans. Il paraît que c’est un cap. Mes amis et ma famille m’offrent leur soutien colossal, leurs pensées les plus chères, leur sens de l’humour le plus aiguisé pour m’aider à franchir cette nouvelle étape de la vie. J’ai passé une journée fantastique, comme tous mes anniversaires finalement, même si aucun ne se ressemble depuis bien longtemps et si mon plus fou restera celui passé en Inde où j’ai été invitée pour le mariage d’une amie rencontrée en échange Erasmus. Ces dernières années ont coulé à une vitesse effrénée aux quatre coins du globe : j’ai admiré le Machu Picchu au Pérou, j’ai observé des requins-baleines au Mexique, j’ai bu trop de vodka en Ukraine, j’ai mangé des tonnes de currys en Thaïlande, j’ai pédalé comme une forcenée dans les ruines de l’Angkor Wat au Cambodge, j’ai vu les Flight of the Conchords en Nouvelle-Zélande, j’ai raté mes photos « illusions d’optique » dans le salar d’Uyuni en Bolivie, j’ai fait du kayak aux Philippines, j’ai pété un joint de culasse en Australie, j’ai escaladé les 5000 marches du Pic d’Adam au Sri Lanka et j’ai dévoré plus que de raison des banana pancakes à Bali…
Je ne suis pas partie en tour du monde. Je n’ai pas gagné à la loto, ni gratté un millionnaire, ni touché le jackpot au casino, ni hérité d’une tante généreusement fortunée. La seule chose que j’aie jamais remportée à la loterie du coin, c’est une cafetière, et je ne bois pas de café. Je ne joue pas aux chevaux non plus, ma dernière course en date consistait à miser des livres sur des peluches accrochées sur le dos de moutons sur la minuscule île de Sercq. Déjà, il faut connaître ce caillou perdu dans la Manche et, en plus, je ne tombais jamais sur le bon. J’ai du faire des choix pas toujours évidents, imposer de la distance dans mon couple, étudier en ligne, écrire un mémoire en un mois, retourner chez les parents à l’âge de Tanguy, changer de toit très souvent, accepter des jobs qui ne correspondaient pas à mon domaine pour économiser avant d’être enfin diplômée, manquer des événements cruciaux dans la vie de mes proches, faire de douloureux adieux, bousculer mes habitudes et secouer mes certitudes avant, pendant et après chaque expérience. Mais, ça valait le coup. Ca vaut toujours le coup. Car j’ai peut-être trente ans aujourd’hui sur mon passeport, mais ça ne reflète guère ce que ressent mon esprit.
Oui, j’ai l’impression que lorsque je pars à l’assaut d’un nouveau pays, d’une nouvelle frontière, d’un nouvel endroit, je me retrouve dans la peau de la petite fille qui partait avec son sac à dos rempli de bonbons et d’une loupe, ses bottes, sa casquette et sa meilleure amie explorer les fins fonds de la forêt de bambou et de marécages gluants qui se dressait derrière la maison du voisin. On y passait des heures à écouter les moindres bruits, à sauter dans les flaques, à s’inventer des histoires d’arbres mouvants, à triturer la terre et ses habitants… Le temps s’étirait, les minutes ne comptaient plus, on se fiait seulement aux rayons du soleil qui perçaient docilement à travers les feuilles pour interpréter si c’était le moment ou non de rentrer souper, chacune chez soi, armée de ses nouvelles découvertes. C’est exactement ce que j’éprouve lorsque je suis dans cet ailleurs, qu’il soit loin ou proche de chez moi : l’évasion et l’extraction de ce temps qui est compté, de ce rythme qui nous est imposé.
En partance pour ces autres lieux qu’on ne connaît pas encore, nous vibrons de cette pensée utopique que nous nous écartons des sentiers battus, que nous empruntons des ruelles non pavées, que nous protégeons jalousement des endroits jamais visités, que nous sommes redevenus des explorateurs et que nous sommes les seuls à avoir pénétré dans cette hutte qui ne paye pas de mine pour déguster un fabuleux « rice and curry ». Or, il n’est pas impensable que ces baroudeurs au regard pétillant dans le fond du terminal aient sans doute eux aussi goûté, dans ce même cabanon cahoteux, à ce succulent plat traditionnel… Mais s’il est devenu plus dur aujourd’hui de fouler de nos pas des terres qui n’ont jamais été sillonnées par d’autres pionniers avant nous, nous pouvons garder toujours cet émerveillement et cet étonnement de l’explorateur qui découvre d’inconnus paysages et qui décèle de magnifiques brins de vie. Si l’on peut s’enchanter de donner un nom à un chien fidèle sur 100 mètres, si l’on peut voguer sans but jusqu’à ce qu’on nous prenne en auto-stop, si l’on peut boire de l’arrack avec un parfait inconnu qui nous raconte des bribes de son quotidien, on retrouve alors cette sensation de vie qui crépite, qui bourdonne et qui s’affole.
Alors, je n’emporte peut-être plus de bonbons dans mes backpacks et mes expéditions, je n’essaie peut-être plus non plus de voir jusqu’où ma botte peut s’enfoncer dans la boue crapoteuse, j’ai peut-être troqué ma loupe pour un couteau suisse et mes jumelles pour un appareil photo, mais je garde toujours entière cette joie intense à chaque fois que j’entrevois le début d’une nouvelle aventure, de courte ou de longue durée, à 10 000 kilomètres comme à 100 de mon foyer, à trente ans comme à vingt, comme à soixante balais… Je continuerai de me pousser à toujours me remettre en question, à persévérer dans mes entreprises, à poursuivre mes envies, à écouter cette petite voix d’exploratrice qui voudrait croquer le monde entier… Je continuerai de m’évader, de grimper, de suer, de courir même, jusqu’au jour où, exténuée d’avoir trop marché, j’échangerai mon backpack et poserai mes valises ici ou là, sur cette route ou ailleurs.
Mes trente petites bougies, je vous souffle et j’attends avec impatience les suivantes.
Article rédigé par Sabrina P
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