Voyager en Inde, c’est vouloir se confronter au monde, à la réalité de la vie qui est parfois magnifique et parfois cruelle. C’est vouloir apprendre, réfléchir, changer de regard parfois, se remettre en question,  accepter ou se révolter, éprouver toutes sortes d’émotions les unes à la suite des autres.

L’Inde est un pays varié, riche. Le pire et le meilleur s’y côtoient partout, l’ambiance est envoûtante, énervante, elle attise la curiosité et repousse parfois.

Pour réussir à y prendre plaisir et à « encaisser » ce qui nous secoue, il faut partir en ayant un regard « vierge », oublier ce que l’on sait, être ouvert, sans préjugé, oublier nos normes surtout, et accepter la réalité des choses en la replaçant dans son contexte. Cela ne veut pas dire qu’on ne sera pas choqué ou révolté. Bien sûr on l’est quand même, mais on arrive à relativiser…

Lors de ce voyage, j’ai été confrontée au pire, à la pauvreté, à la saleté, à l’injustice surtout, mais j’ai aussi découvert un peuple qui, malgré les limites imposées par les traditions et les difficultés quotidiennes, fait preuve d’un grand courage.

Il y a dans ce pays une énergie et une volonté sans égal.

Les veuves blanches

Il faut savoir qu’en Inde perdre son mari est la pire chose qu’il puisse arriver. La vie d’une femme indienne dépend de son mari qu’elle doit généralement voir et honorer tel un Dieu.

Ainsi, une femme qui se retrouve veuve a l’impression de cesser d’exister aux yeux de tous, car d’une part elle perd tout, et d’autre part, selon la tradition, elle est rendue responsable de la mort de son mari. Elle n’aurait pas réussi à retenir son âme… Autrefois, elles étaient même obligées de s’immoler par le feu, se jetant sur le bûcher avec le défunt. On appelait cet acte la « sati ».

Aujourd’hui, c’est interdit et les mentalités évoluent, mais ces veuves sont encore souvent connues pour porter malheur et surtout, en tant que femmes seules, elles n’ont plus vraiment d’identité.

Elles n’ont traditionnellement le droit de posséder aucun bien et sont vouées à vivre recluses vêtues de blanc. Pour les plus seules, elles errent dans les grandes villes récitant des mantras et demandant l’aumône. Beaucoup se réfugient dans la ville sainte de Vrindavan. Elles seraient plus de 15 000 à être venues de partout au pays afin d’y prier dans les temples ou les ashrams. Elles reçoivent ainsi quelques roupies ou grains de riz en échange de leurs chants et peuvent survivre dévouant leurs derniers jours au Dieu Krishna qu’on honore dans cette région.

J’ai décidé d’aller y faire un reportage et d’y rencontrer ces femmes en séjournant dans l’ashram de l’ONG « Maitri India » qui permet à plus d’une centaine de veuves d’avoir un foyer. Elles y ont un endroit propre et confortable où vivre, on leur distribue un repas par jour ainsi que des fournitures et surtout on y prend soin d’elles et elles se sentent entourées et choyées.

J’ai vécu des moments extraordinaires dans cette maison pour veuves âgées ! J’ai pu y voir des femmes meurtries, des passés douloureux, des vies brisées. Des yeux au regard vide et perdu parfois, plein d’espoir aussi et surtout une forte envie de vivre et d’être aimées et cajolées. Que ces femmes sont attachantes !

Elles ont pu, dans cet ashram, retrouver un peu de calme et de paix. J’ai l’impression qu’elles ont en quelque sorte trouvé là une nouvelle famille. Elles s’épaulent et se soutiennent pour certaines, se donnent la force de continuer même si je sais que leur cœur est toujours lourd, car tout cela ne peut effacer le poids de leur destin. On les voit sourire tout de même, prier ensemble et parfois se taquiner. Je pense qu’elles ont, pour les plus optimistes, de vrais moment de joie dans cette maison.

Portraits de veuves 

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BASANTI a 85 ans et vient de l’état du Bengal. Ce tout petit bout de femme dégage un calme et une sérénité incroyables. J’ai avec elle un souvenir inoubliable. Le premier matin, lorsque je suis descendue prendre mon thé dans la salle commune, elle était assise au sol devant l’hôtel, seule, en train de prier. Elle m’a vue et m’a fait signe de venir m’asseoir à côté d’elle. Là, elle a posé sa main sur ma tête et a récité une prière. Ensuite, avec une voix aussi douce que son regard, elle m’a parlé. Elle m’a parlé les yeux dans les yeux, de longues minutes sans s’arrêter, alors même qu’elle savait que je ne comprenais pas un mot de ce qu’elle disait ! Moment surréaliste, moment magique…

Basanti a été mariée à l’âge de 16 ans à un homme qui en avait 30. Son mari travaillait aux chemins de fer et son comportement à son égard n’était pas bon. Il buvait et la battait. Ils eurent trois filles et un garçon ensemble.  Alors qu’elle s’était réfugiée chez ses parents pour échapper aux abus de son mari, ce dernier mourut d’une maladie du foie. Le père de Basanti lui avait souvent parlé des valeurs religieuses qu’on trouve dans la ville sainte de Vrindavan et c’est ainsi qu’elle décida d’y venir pour  prier. Au début, elle vécut dans un ashram, mais il lui procurait un toit sans vraiment de confort ni de soin. Depuis 2015, elle vit au foyer pour veuves âgées de Maitri où elle est heureuse. « Je ne veux aller nulle par ailleurs désormais, j’ai trouvé un endroit pour finir mes jours », dit-elle.

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SARLA a aujourd’hui 70 ans. Cette femme douce et souriante m’a tout de suite « adoptée » se blottissant dans mes bras pour que nous fassions des photos souvenirs. La vie a été dure et longue pour elle..  Aujourd’hui, enfin, elle trouve un peu de paix grâce à « Maitri ».

À 14 ans, elle fut mariée à un homme de 40. Il était alcoolique et de nature extrêmement agressive et Sarla a du subir ses violences même après la naissance de leur fille. Inquiète pour son enfant, elle décida de s’enfuir alors que le bébé était âgé de seulement un an.  Elle réussit à trouver un emploi dans une boutique et pensa s’en être sortie. Malheureusement, quelques mois après, son mari retrouva leur trace, prit leur fille avec lui et se débarrassa de Sarla en la vendant pour 10 000 roupies (environ 130€) au patron du magasin ! Heureusement, cet homme ne voulait que son bien et, par ce geste, il la sauva en l’éloignant de son mari. Lui même était veuf et avait déjà trois garçons et trois filles. Quelques années plus tard, ils se marièrent religieusement (non officiellement, car Sarla n’était pas divorcée). Tout à son amour, il acheta une maison qu’il mit au nom de la jeune femme et ils furent heureux.

À la grande surprise de Sarla, quelques années après, sa fille revint et réussit à la convaincre d’aller vivre avec elle à Jaipur. Sarla qui avait enfin retrouvé sa fille unique décida de la suivre. Malheureusement, à Jaipur, sa fille lui prit tout son argent et disparut dans les rues.

Après cet incident humiliant, Sarla n’avait d’autre choix que de retourner chez elle, honteuse.

À son retour, ce fut de pire en pire. Son mari mourut, Sarla tomba malade et sa belle-fille vendit sa maison pour payer son traitement. Ses beaux-enfants refusèrent tous qu’elle reste avec eux.

C’est alors qu’elle était seule et désoeuvrée qu’un bénévole de l’ONG Maitri l’a recueillie l’emmenant vers l’ashram de Vrindavan. Elle y vit actuellement, s’y sent en sécurité et a retrouvé sa joie de vivre.

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SHIVANI est une grand-mère de 80 ans. Assez discrète, je n’ai pas vraiment eu l’occasion de partager de moment avec elle.

À 11 ans, elle fut mariée à un homme de 30. Son mari était prêtre et il était bon et attentionné envers elle. Ils eurent trois filles ensemble qu’ils marièrent quand elles furent en âge. Malheureusement, l’une des filles mourut de la tuberculose et une autre se suicida à cause du désespoir qui s’en suivit dans la famille.

La situation de Shivani devint catastrophique lorsque son mari décéda à son tour d’une forte fièvre. Après sa mort, elle trouva la force de travailler pour survivre. De temps en temps, elle rendait visite à leur unique fille survivante. Malheureusement, sa belle-mère commença à émettre des objections et bientôt ne voulut plus l’accueillir. Elle décida de ne pas s’imposer auprès de la belle-famille de sa fille et  n’avait désormais plus personne sur qui compter.

Shivani se débrouilla un temps seule et puis, trop âgée, elle avait de plus en plus de difficultés à travailler. Un jour, elle décida de partir pour la ville sainte de Vrindavan espérant pouvoir y vivre ses derniers jours en priant dans l’espoir d’obtenir le salut.

Elle fut finalement elle aussi recueillie par l’association et vit maintenant dans l’ashram de Maitri où son désir d’être entourée est comblé.

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RENU est une minuscule mamie de 90 ans. Ses yeux et son sourire sont d’une douceur extraordinaire et elle est si frêle que j’avais peur de la briser en la serrant dans mes bras !

Elle vient de la ville de Calcutta. Elle fut mariée à l’âge de 14 ans. Son mari qui en avait 35 travaillait dans une fabrique de textile et la traitait bien. Ensemble, ils ont eu deux garçons et trois filles. Lorsque son mari mourut, ses trois filles étaient mariées, mais pas les fils. Renu dut travailler dur dans une usine pour quelques roupies par mois afin de subvenir à leurs besoins le temps qu’eux aussi se marient. La vie était très dure. Un jour, son fils cadet tomba gravement malade et elle dut vendre la maison qu’elle avait réussi à garder afin de payer ses frais médicaux. Malheureusement, il ne s’en sortit pas et décéda des suites d’une opération. Renu, qui n’avait alors plus nulle part où aller, se réfugia chez son fils aîné qui, lui, avait déjà quitté la maison et vivait dans un appartement avec sa femme. Le couple ne la traita pas bien, lui faisant sentir qu’elle était un poids et l’humiliant sans cesse. Sachant qu’elle ne pouvait plus subvenir seule à ses besoins, c’est désespérée qu’elle partit pour Vrindavan.  Elle trouva un refuge provisoirement dans un ashram de la ville puis finit par trouver une place dans la maison de Maitri où elle peut vivre heureuse et digne entourée de ses semblables.

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PARUL a aujourd’hui 70 ans. Il y a 8 ans, elle a perdu son mari d’un cancer. Elle alla alors vivre avec sa plus jeune fille, mais son beau-fils ne voulait pas d’elle à cause des dépenses que cela occasionnait.  Il voulait la chasser, mais céda tout de même aux supplications de sa femme, laissant sa mère vivre avec eux. Il devint cependant très agressif envers elles. La fille de Parul ne supporta pas longtemps cette situation et finit par se suicider. Parul s’est ainsi retrouvée accablée et absolument seule au monde sans aucun recours. Elle est venue se réfugier à Vrindavan où elle vécut un moment  sur le parvis d’un temple jusqu’à ce qu’une femme ne la secoure en la conduisant au foyer pour personnes âgées de Maitri au début de cette année 2016. Elle s’est très vite adaptée à l’endroit et s’y sent en sécurité. Elle sourit désormais.

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JYOTSANA fait partie des plus jeunes veuves de la maison, elle a 65 ans. Je garde un excellent souvenir de cette femme énergique et joyeuse. Elle aimait que je la prenne en photo et encore plus que je pose avec elle ! Elle m’a répété une dizaine de fois (enfin, « mimé », car nous n’avions pas de langue commune pour parler) qu’il fallait que je lui envoie une photo de nous deux pour l’accrocher à côté de son lit. C’est chose faite, le colis est en route… Qu’est-ce que j’aimerais voir son visage quand elle verra que je ne l’ai pas oubliée !

Après la mort de son mari suite à une attaque, Jyotsana a élevé seule ses cinq enfants. Lorsqu’ils furent tous mariés, elle se sentit libre de toute obligation et souhaita dévouer sa vie à la spiritualité dans la renommée ville de Vrindavan.

Avant d’arriver à Maitri, elle loua une chambre qu’elle partageait avec une autre veuve. Au début, elle s’en est sortie, mais le loyer devint rapidement un énorme problème. En juin 2015, elle entendit parler de Maitri et se décida à demander de l’aide. Elle aima immédiatement la spacieuse maison propre.

« Maitri a rendu mon séjour à Vrindavan sûr et confortable et je souhaite pouvoir continuer à y vivre. Je suis si reconnaissante de ne plus avoir à mendier ! Maitri me procure tout ce dont j’ai besoin », dit Jyotsana.

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JAYA a 75 ans. Je ne l’ai que peu côtoyée, car elle vit dans le second ashram que gère Maitri dans la ville de Radhakund. Son regard perdu a tout de suite attiré mon attention…

Elle avait 22 ans et son mari 32 au moment de leur mariage. Ce dernier travaillait pour le gouvernement et la traitait convenablement. Ensemble, ils ont eu un garçon et une fille.

Son mari mourut suite à de l’hypertension. Son fils partit vivre dans la famille de sa belle-soeur et Jaya alla habiter avec sa fille qui s’était mariée. Malheureusement, son gendre n’appréciait pas de la voir vivre avec eux et ne se privait pas de le lui montrer. Alors qu’elle était désespérée et ne savait pas où aller se réfugier, elle rencontra une dame qui lui parla de Maitri. Elle s’enfuit sur-le-champ et c’est les mains totalement vides, sans même ses papiers d’identité, qu’elle arriva dans la maison en août 2015. Depuis, elle apprécie de pouvoir y vivre au calme.

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PUSHPA est une jeune mamie de 62 ans. Je me souviens d’elle comme une femme joyeuse et qui aime faire la fête ! Le jour de « Holi », c’était la première à se mettre à danser.

Elle est originaire de Calcutta où elle s’est mariée à 20 ans avec un homme de 40. C’était pour lui un second mariage et il avait déjà une fille. Ils eurent ensemble quatre enfants, deux filles et deux garçons. Il possédait un moulin à pistaches, mais, suite à l’accident d’un ouvrier, le moulin dut fermer. Le mari de Pushpa fut convoqué au tribunal plusieurs fois pour s’expliquer ce qui lui occasionna beaucoup de stress et il décéda finalement d’une hémorragie cérébrale. Pushpa alla vivre avec l’un de ses fils, mais, très vite, elle voulut partir pour ne pas être un fardeau pour son enfant. C’est à Vrindavan qu’elle décida de passer le reste de ses jours et, à présent, elle est très heureuse dans la maison des veuves.

Article rédigé par Marion Staderoli Photographe

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*** Retrouvez et soutenez « Maitri India » sur www.maitriindia.org. Cette Ong s’occupe également de venir en aide aux femmes victimes de violence ainsi qu’aux enfants et migrants dans le besoin.